Actualités
Des archives à nos jours

C’était en 1930 | André Siegfried

À l’occasion de son centenaire, la SEF se souvient…

C’était en 1930 : André Siegfried, « maitre de la science politique française« , économiste, géographe et sociologue éclairé, donnait à la SEF une conférence intitulée « Civilisation américaine et civilisation européenne ».

C’est également le titre donné à la conclusion de son livre Les États Unis d’aujourd’hui (1929), que nous reproduisons ici tant il nous semble intéressant. (Merci à Réjeanne Brunet-Toussaint et l’Uquac d’avoir rendu accessible le contenu de cet ouvrage, en libre accès.)

Le « nouveau monde », quand Colomb l’a découvert, était géographiquement nouveau pour nos ancêtres. Aujourd’hui, sa pratique, vraiment révolutionnaire, de la grande production le rend une seconde fois tel, et, à cet égard, sans nous en douter, nous avons encore à le découvrir. Sur une plus large échelle, dans une atmosphère nettoyée de traditions et d’obstacles politiques, le peuple américain est en train de créer une société complètement originale, dont la ressemblance avec la nôtre tend à n’être plus que superficielle. Peut-être même s’agit-il d’un âge nouveau de l’humanité, reléguant l’Europe, qui n’en est plus l’animateur, dans l’histoire, avec un idéal appartenant désormais au passé.

La vieille civilisation de l’Europe, il faut s’en rendre compte, n’a pas traversé l’Atlantique. Le renouvellement américain n’est pas seulement, comme on le croit d’ordinaire, dans le degré des dimensions, mais dans la nature même des conceptions. Quelques-uns des plus magnifiques progrès matériels n’y sont obtenus qu’au prix d’un sacrifice, celui de certains privilèges de l’individu, que le vieux monde, comptait justement parmi les conquêtes les plus essentielles de son effort civilisateur. Avec une même origine ethnique et religieuse, l’Europe [346] et l’Amérique tendent à diverger maintenant dans leur hiérarchie des valeurs. La guerre, en instaurant prématurément les États-Unis dans une position d’irrésistible hégémonie matérielle, a mûri ce contraste, où l’Américain trouve un sujet d’orgueil, mais l’Européen la nostalgie d’une atmosphère menacée de disparaître.

Au point de vue économique, l’Amérique est saine : sa prospérité, en dépit de crises périodiques, repose sur une abondance énorme de ressources naturelles, sur une efficacité hors de pair de la production organisée. La maîtrise du produit matériel mis à la disposition de l’homme y atteint un degré inconnu ailleurs : vue des États-Unis, l’Europe apparaît comme un pays de pauvres, l’Asie comme un continent de misérables. Cette transposition du luxe en consommation courante, cette extension à tous des conditions de vie jadis réservées à quelques-uns, c’est un phénomène nouveau dans l’histoire de l’humanité, un progrès splendide. Mais ce qu’il y a peut-être de plus véritablement nouveau dans la société qui accomplit ces merveilles, c’est que toutes les énergies, y compris celles de l’idéal et presque celles de la religion, concourent à ce même but productif : on est en présence d’une société de rendement, presque d’une théocratie de rendement, qui vise finalement à produire des choses plus encore que des hommes. Jamais dans l’histoire pareille convergence des forces sociales n’avait été réalisée, ni sur une pareille échelle, ni avec une telle intensité. L’originalité est moins encore dans le volume de la richesse créée que dans le puissant dynamisme humain, qui d’un élan unanime la fait jaillir.

L’Europe gaspille les hommes et épargne les choses, l’Amérique gaspille les choses mais épargne les hommes. Le problème que celle-ci, depuis un demi-siècle, et surtout depuis dix ans, étudie avec passion, c’est de donner à l’effort de chacun son maximum d’efficacité : par la machine, par la standardisation, par la division et l’organisation du travail, la nature de la production se trouve renouvelée à un degré que peu de gens soupçonnent. Mais, dans cette action collective poussée [347] au paroxysme, il y a un péril, c’est que l’individu risqua de se perdre : ni comme producteur, ni comme consommateur son intégrité n’est désormais garantie.

Si le but de la société est de produire, pour le plus de gens possible, le plus grand nombre possible d’objets de confort et de luxe, les États-Unis sont en voie de l’atteindre. Pourtant ce confort à la portée de tous, qui vaut à chaque ouvrier sa maison, sa baignoire et son auto, se paie d’un prix presque tragique, celui de millions d’hommes réduits à l’automatisme dans le travail. La « fordisation », nécessité sans laquelle il n’est pas d’industrie américaine, aboutit à la standardisation de l’individu lui-même. L’artisanat, forme démodée de la production, n’a pas de place dans le nouveau monde, mais avec lui disparaît une certaine conception de l’homme, associée dans notre pensée à l’idée de civilisation même. Créer avec personnalité, c’est encore l’idéal de chaque Français : il n’est pas compatible avec la fabrication en séries.

Il ne faut pas croire que l’élite américaine soit inconsciente du péril que court ainsi le matériel humain. Mais il ne faut pas croire non plus qu’elle sacrifiera la machine à l’homme ; en Amérique, les exigences de la production ont le pas sur toute autre considération. Renonçant à sauver l’individu dans l’usine, nous voyons donc les Américains reporter sa défense sur un autre terrain : s’il n’est plus, pendant le jour, qu’une pièce de l’outillage, que du moins le soir il redevienne un homme ! Ses loisirs, son argent, les produits même que la standardisation met en masse à sa disposition lui rendront alors, peut-être, cette dignité d’homme, intellectuellement indépendant, que de plus en plus le travail organisé lui ravit. Ce déplacement du centre de gravité, dans la vie personnelle de chacun, correspond à une révolution des conceptions sociales sur lesquelles l’Europe occidentale, jusqu’hier encore, basait son équilibre moral.

Est-il possible que, diminué, démembré dans l’action, l’individu retrouve sa personnalité dans la consommation ? Le produit lui-même, tel qu’il sort de l’usine moderne, ne perd-il [348] pas tout caractère individuel ? L’une des réalisations les plus belles de la démocratie aux États-Unis, c’est que chaque Américain peut posséder, ou à peu près, ce que les plus riches de ses concitoyens possèdent : le banquier a sa Rolls Royce, et l’ouvrier sa Ford ; la femme du banquier sa robe de Paquin, et la femme de l’ouvrier presque la même, faite en série avec un léger retard… et ainsi de suite pour toute la gamme. Mais cette aisance généralisée n’est possible que parce que la production se concentre sur un petit nombre de types, toujours les mêmes, et que le public s’en contente. Le prix dont l’Amérique paie ce progrès incontestable, c’est le sacrifice, par cette uniformité, d’un aspect même de la civilisation. Il y a avance d’un côté, et recul de l’autre : l’avance pratique, par rapport au vieux continent, est immense ; mais l’aspect individuel, c’est-à-dire celui de l’art et, au fond, du raffinement, est sacrifié. L’Europe y voyait une expression, aristocratique même chez les plus humbles, delà personnalité. Les États-Unis n’ont produit aucun art national, à l’exception peut-être de l’architecture ; ils n’en ont même pas la nostalgie.

Étant donné cette conception de la société, foncièrement matérielle malgré l’idéalisme de beaucoup de ses inspirateurs, il était logique que la notion d’efficacité dans le rendement tendît à en devenir le centre. Au nom de ce principe il n’est pas de sacrifice qu’on n’obtienne aujourd’hui de l’Américain Pour lui, l’argument est sans réplique : le rendement prime la liberté, dans tous les domaines. L’exercice même de l’intelligence n’est pleinement encouragé que s’il s’adapte au cadre commun ; s’il s’en écarte, pour des recherches de dilettantisme, on le qualifierait presque de pathologique. De là une tendance grandissante à réduire toutes les vertus à celle, primordiale, de la conformité.

Ce ne sont pas les dirigeants qui imposent cette manière de voir, ni même le gouvernement, c’est le grand public lui-même. Dans les universités, la majorité des étudiants sollicitent l’enseignement d’une vérité toute faite, ils demandent aux maîtres moins une culture qu’un instrument de succès. Rien qui ressemble davantage à la discipline allemande que cet embrigadement, [349] susceptible de résultats matériels splendides, outil merveilleux de rendement économique, mais où l’esprit individuel et solitaire, souvent créateur d’art et d’esprit, se révolte ou s’étiole. La même crainte instinctive que ressentait la France devant le système germanique, à la veille de la guerre, elle l’éprouve maintenant à l’égard de certaines méthodes américaines, symbolisées dans l’usine Ford. Elle sait bien que, si ce système triomphe, la productivité du monde subira un accroissement formidable, que tout ce qui demeure entre nos mains, latent, noué et matériellement stérile, s’épanouira en réalisations de richesse, mais elle hésite à payer le prix. Plus d’un chez nous se redit le vers de Juvénal : Propter vitam viuendi perdere causas.

Une transformation sociale d’immense portée résulte en effet de cette structure, qui incline toutes les énergies vers un même but. L’être humain, devenu moyen plus que but, accepte ce rôle de rouage dans l’immense machine, sans penser un instant qu’il puisse en être diminué. La religion, enrôlée dans l’entreprise, exalte à ses yeux le rendement comme une mystique de la vie et du progrès. Le « service » ennoblit de dignité cette collaboration, dont la rémunération est superbe. Mais, prise entre l’individu atrophié et la société trop puissamment organisée, la famille se trouve diminuée : aux yeux des chercheurs de rendement social, elle apparaît presque comme un barrage qui arrête le courant. Si l’Église catholique la défend à ce titre, comme une forteresse de résistance et de sécession, la société dans son ensemble ne compte plus sur elle pour l’éducation de la nation : c’est à l’école publique, aux Églises, aux dix mille associations de morale, d’éducation, de réforme, c’est à la presse et presque à la publicité qu’elle demande plutôt d’éduquer les masses. Elle ne se préoccupe pas de ménager, pour les surmenés, l’abri du groupement familial, ni le refuge de la méditation ou de la culture. Bien au contraire, ces refuges, où la sécession s’embusque, apparaîtraient plutôt comme des obstacles. Par là, en l’absence de ces institutions intermédiaires, dont la collaboration sociale se tempère d’autonomie, [350] le milieu américain tend à prendre l’aspect d’un collectivisme de fait, voulu des élites et allègrement accepté de la masse, qui subrepticement mine la liberté de l’homme et canalise si étroitement son action que, sans en souffrir et sans même le savoir, il confirme lui-même son abdication. De ce point de vue, la communauté américaine, plus qu’à nos sociétés de l’Europe occidentale, issues du moyen âge ou de la Révolution, tend à ressembler à la société antique, dans laquelle le citoyen appartenait à la Cité. Le rêve de Rousseau se trouve ainsi réalisé, non par les moyens ni dans les conditions qu’il imaginait, mais, chose singulière, par l’effet d’un régime de production industrielle qu’il ne pouvait prévoir.

De cette discipline sociale c’est surtout l’élite étrangère, mal assimilée, qui paraît souffrir. Il se trouve aussi des Américains d’âge mûr pour protester contre elle. Mais la jeunesse, elle, ne laisse apparaître aucune protestation, aucune réaction contre la tyrannie collective : elle l’accepte manifestement comme allant de soi, elle n’a pas la mentalité individualiste ; bref, le régime lui convient. Du reste, le profit qu’elle en retire est si grand, la sécurité qu’elle y trouve si parfaite, le vertige de la collaboration qu’elle apporte à quelque chose de plus grand qu’elle-même est si enivrant que, dans cet abandon où il entre du mysticisme, le reste échappe à sa pensée ou à son regret. Nous continuerons cependant de nous demander si, dans cette atmosphère, l’individu peut survivre. Dans son enthousiasme à parfaire une incomparable réussite matérielle, l’Amérique ne risque-t-elle pas d’éteindre cette flamme de liberté individuelle que l’Europe, enfantine peut-être dans son rendement économique, avait cru être un des trésors essentiels de l’humanité civilisée ?

Ainsi, au moment où les États-Unis connaissent un état de prospérité tel que jamais le monde n’en avait vu de semblable, l’observateur impartial éprouve un doute :, cette maîtrise inouïe des biens de la terre conduit-elle en fin de compte à une civilisation plus haute ? Initiatrice des formes modernes de la grande production industrielle, l’Europe s’arrête, effrayée, [351] en percevant les conséquences extrêmes que, logiquement, sa pratique entraîne. Est-ce bien sa destinée qu’elle accomplirait en les acceptant ? Ne risquerait-elle pas au contraire de compromettre ainsi une civilisation antérieure, incompatible, et qui peut-être était sa véritable personnalité ?

Si certains Européens, qui veulent rajeunir industriellement leur vieux continent, ont pris les États-Unis pour modèle, il en est d’autres qui hésitent et regrettent leur passé, comme plus raffiné et meilleur. Vue du nouveau monde, quand ils y vont, l’Europe, sous une perspective nouvelle, leur apparaît autre qu’ils ne pensaient, autre aussi que les reproches des penseurs orientaux ne la leur avaient dépeinte. À la lumière du contraste américain ils s’aperçoivent que, dans sa hiérarchie des valeurs, la poursuite matérielle n’avait pas tout absorbé, qu’elle réservait encore une grande place, dans ses vénérations, à la pensée libre et sans profit, à la recherche des joies de l’esprit, payée souvent du renoncement à la fortune ou au confort.

Moins qu’entre l’Europe et l’Amérique différence géographique ne s’agit-il pas au fond d’une opposition entre deux âges successifs de notre humanité occidentale, répondant à deux conceptions de la vie : celle de l’homme considéré, non seulement comme agent de production ou de progrès, mais comme esprit indépendant et comme fin en soi ; et celle de la grande production industrielle enrôlant dans la conquête matérielle l’individu tout entier ? De ce point de vue, perspective singulière, certains traits communs apparaissent entre l’Europe et la pensée de l’Asie : la discussion s’élargit, devenant un dialogue entre Ford et Gandhi.